Article dans « Le Mauricien »

Voici un article consacré au Père Pedro et AKAMASOA, paru dans le Mauricien du 24 Février 2013.

PORTRAIT : Le Père Pedro de Madagascar

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J’avais été invité à rencontrer le psychanalyste et formateur Henri Cohen-Solal au cours d’un dîner pour découvrir son projet de formation dans le domaine du social. Avant la rencontre, mon hôte m’a demandé si le Père Pedro, de Madagascar, de passage à Maurice, pouvait participer à la rencontre. C’est donc au cours d’un dîner très animé que, lundi dernier, j’ai pu rencontrer le Père Pedro, dont voici le portrait en grand format. Un portrait réalisé grâce à un hôte discret et par ailleurs très efficace, que je remercie une fois encore.

Le Pedro, que beaucoup n’hésitent pas à comparer à l’Abbé Pierre, Mère Teresa ou Sœur Emmanuelle, au niveau de l’engagement dans la lutte contre la pauvreté, ressemble plus à un baroudeur, dans le sens noble du terme, qu’a un missionnaire. Ce viking avec des yeux clairs pétillants, une barbe blanche et une conviction qui emporte tout sur son passage est né en… Argentine, il y a soixante-quatre ans.

« Mon histoire est différente dès le départ. Je suis le fils d’un émigrant slovène, seul rescapé d’un charnier de 5000 personnes tuées par les communistes du maréchal Tito, de l’ex-Yougoslavie. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’est réfugié en Italie où il a rencontré ma mère dans un camp de réfugiés et sans un sou, sans savoir parler l’espagnol, ils ont émigré en Argentine. Comme mon père était maçon, il a trouvé du travail, mais il vivait avec ma mère et les huit enfants qui sont nés après dans un garage où on dormait par terre. Je connais la misère depuis toujours. Ils nous ont appris comment faire pour survivre dans la dignité et nous ont transmis leur foi catholique. »

Des l’âge de 9 ans, Pedro va travailler avec son père comme maçon pour aider à faire manger la famille et à 14 ans il est déjà un bon ouvrier. A 15 ans, il décide de devenir prêtre et entre au séminaire chez les Pères lazaristes. A 20 ans, il va approfondir sa formation en Slovénie, la terre de ses parents. « C’est là que j’ai décidé de devenir missionnaire et d’aller travailler avec les pauvres en dehors de l’Argentine, de préférence en Afrique ou en Asie, les pays pauvres de l’époque. C’est comme ça que je me suis retrouvé deux ans plus tard à Madagascar où j’ai travaillé comme maçon chez les prêtres lazaristes de St-Vincent de Paul qui, de son vivant, envoya les premiers missionnaires à Madagascar, en 1648. » Pedro Pablo Oreka termine ses études à Paris et est ordonné prêtre à Buenos Aires en 1975. Il est subséquemment nommé curé dans une paroisse rurale du sud-est de Madagascar, Vangaindrano. C’était un endroit perdu situé à plus de 1000 kilomètres de la capitale malgache, dans une des régions les plus démunies du sud-est. Après avoir appris la langue et les traditions du pays, le nouveau prêtre aide les paysans à améliorer la culture du riz, des céréales et du café. Il crée aussi des groupes de villageois et de jeunes, pour les aider à bâtir des projets communs et à prendre en main leur futur.

20140910_154113Et puis en mars 1989, après treize ans passés dans la campagne, le Père Pedro est muté dans la capitale malgache pour diriger le séminaire des frères lazaristes. « Vivant à la campagne, j’ignorais totalement ce qui se passait en ville et j’ai subi un grand choc quand je suis arrivé à Antanannarivo. J’ai été sidéré par l’étendue de la misère que j’y ai découvert. Dans le sud-ouest où j’avais vécu, il y avait de la pauvreté mais pas de la misère grâce à la solidarité : le peu qu’on avait, on le partageait. Dans la capitale il n’y avait que la pauvreté à partager. » Le jeune prêtre va surtout découvrir les sans-logis vivant dans la décharge aux ordures. En 1985, pour la célébration en grande pompe des 25 ans de la révolution malgache, les autorités avaient organisé une grande rafle pour nettoyer la capitale : tous ceux qui vivaient dans les rues avaient été conduits de force dans les dépotoirs situés hors de la ville. « Des milliers de familles avec leurs enfants avaient été jetées dans les décharges comme des ordures et ceux qui avaient survécu étaient toujours là-bas. J’ai été d’abord sidéré par cette situation, puis elle m’a révolté et j’ai décidé de réagir. »IMAG6562

Mais cette situation qui durait depuis quatre ans n’avait pas été combattue, dénoncée avant l’arrivée du Père Pedro à Antannanarivo ? « Elle avait été dénoncée, mais Madagascar était en train de tomber rapidement dans une pauvreté généralisée. La misère et ses séquelles commençaient à devenir « normales » dans le pays. Quand je suis arrivé dans le pays en 1970, il y avait 10 millions d’habitants et 30 % de pauvres. Aujourd’hui, après une révolution socialiste, plusieurs coups d’Etats et autant de présidents, Madagascar compte 22 millions d’habitants et 80% de pauvres. C’était un pays beau, riche et accueillant que la misère a dramatiquement changé. La révolution était le contraire de ce qu’elle prétendait être : rendre les Malgaches plus responsables, plus patriotes, plus progressistes et développer le pays. On a fait partir les Européens qui faisaient marcher l’économie et ils n’ont pas été remplacés : depuis, le pays fonctionne au ralenti et parfois, pendant de longues périodes, pas du tout. »IMAG3291

« Quand je suis arrivé dans le pays en 1970, il y avait 10 millions d’habitants et 30 % de pauvres. Aujourd’hui, après une révolution socialiste, plusieurs coups d’Etats et autant de présidents, Madagascar compte 22 millions d’habitants et 80% de pauvres. »

« Tout est né d’une révolte et la démarche était d’essayer de sauver des familles qui vivaient dans la rue et qui étaient destinés à disparaître à brève échéance. A Madagascar, on ne peut pas séparer les familles. Je suis allé, les quatre premières années, les chercher à la décharge où on les avait groupés. Je n’ai demandé la permission à personne ni aux autorités, ni à ma hiérarchie, car je savais que si je le faisais on allait perdre un temps infini pour finir par me dire que c’était un problème politique dont il ne fallait pas se mêler. J’étais à Madagascar depuis quinze ans et j’avais compris qu’il fallait parfois faire avant de dire. Je travaillais avec de jeunes séminaristes de St-Vincent de Paul qui se destinaient à la prêtrise. Je leur ai dit : venez avec moi, venez travailler sur le terrain, dans la vraie vie pour lutter contre la misère afin de redonner de la dignité aux gens, pour leur apprendre à se battre. Je leur ai dit : il faut le faire maintenant et ne pas attendre la fin de vos études, de devenir prêtre, d’avoir des habitudes. Quand on est bien gavé, on prend du temps pour se poser les vraies questions et surtout prendre les bonnes décisions, on est plus difficilement touché dans son cœur. Je leur ai rappelé que St-Vincent de Paul avait été un des premiers à se battre contre la pauvreté, à redonner la dignité, à ne pas donner pour donner, mais demandait que l’on s’aide soi-même en travaillant. Les séminaristes m’ont suivi, nous avons commencé à ramasser les pauvres des dépotoirs et avons crée, en décembre 1989 l’association Akamasoa qui signifie « Les bons amis ». » 20140910_154536

Quel était le but de cette nouvelle association ? « Le projet, c’était tout d’abord de redonner l’envie de vivre à ces rejetés de tous qui n’avaient même plus la force de survivre. J’ai dû batailler ferme avec les sans-abris pour leur faire comprendre que la pauvreté n’était pas une fatalité, qu’on pouvait, qu’on devait lutter contre. Il y avait des caïds chez les pauvres, des gens qui profitaient d’eux et qui ne voulaient pas que ça change. Dieu était de mon côté et j’ai réussi à me faire entendre et on a dit aux pauvres : On va vous aider a trois conditions : il faut travailler, scolariser les enfants et accepter la discipline de la communauté. Ils ont dit oui et a commencé par construire un premier village. » La démarche de la nouvelle association ne suscite aucun intérêt des autorités. Encore moins des Malgaches qui se battent au quotidien pour essayer de survivre dans un pays qui s’enfonce dans la misère. « Quand j’ai commencé, les gens se sont dit : mais qu’est-ce qui lui prend, il est en train d’organiser une révolution dans les poubelles dans les collines ? Les autorités, qui étaient occupées à se battre entre elles pour arriver ou se maintenir au pouvoir, ont dit que ce n’était pas la peine de s’occuper de moi, que j’allais rapidement me casser la figure avec mon projet de récupérer les sans-logis. Que ces derniers eux-mêmes finiraient par me casser la figure et que la question serait réglée. Nous avons commencé dans l’indifférence : personne n’avait le temps de s’occuper des plus pauvres, de ceux qu’on avait jetés comme des ordures. »

Commencée avec énormément de bonne volonté et très peu de moyens, Akamasoa va devenir une communauté soudée et un modèle de développement. Aujourd’hui, la communauté à fait construire 18 villages qui, mis tous ensembles, représentent une petite ville de 20 000 habitants avec écoles, hôpitaux, maternité, dispensaire, eau, routes et des cimetières. Des villages modernes dans un pays en crise économique, politique et sociale depuis plus d’un quart de siècle. Comment fonctionne Akamasoa au niveau financier ? « C’est le Bon Dieu qui s’en occupe. » C’est lui qui signe le chèque pour payer les dépenses à la fin du mois ? « C’est le Bon Dieu qui fait venir à nous tous les gens, du monde entier, qui nous ont aidés depuis presque vingt-cinq ans à faire fonctionner la communauté. Je crois qu’on aurait dû donner le Prix Nobel de l’Economie à Akamasoa pour avoir, avec si peu de moyens, fait tout cela. Selon les calculs, en 24 ans d’existence plus d’un demi-million de Malgaches sont passés dans nos centres d’accueil ouvert jour et nuit. Ils sont restés le temps qu’il fallait pour oublier le passé, apprendre à se reconstruire et recommencer à vivre. On les a nourris, habillés, réconfortés et aidés à se mettre débout pour recommencer une nouvelle vie en travaillant. Nous fonctionnons avec 450 volontaires, tous laïcs et tous Malgaches, qui touchent un petit salaire. »

Carrière de Bemasoandro

Comment fonctionnent les villages Akamasoa ? « Je ne peux pas expliquer ce que nous faisons concrètement. Nous sommes plus dans l’action que dans le discours. Il faut venir voir sur place pour comprendre notre travail. On ne peut pas expliquer avec des mots comment on fait sortir des gens de la misère la plus profonde pour leur redonner goût à la vie. En ne faisant pas de la charité, en ne nous contentant pas de leur donner à manger et des vêtements mais en leur apprenant à retrouver leur dignité d’êtres humains, à apprendre à se reconstruire, à recommencer à vivre. Nous avons construit à peu près 3000 maisons sans l’aide des autorités qui ne sont jamais venues nous voir. Au contraire, la majorité d’entre elles font des détours pour ne pas nous voir. Parce qu’elles savent que nous faisons leur travail qui consiste à venir en aide aux plus pauvres, à leur redonner l’estime de soi. »
« Ce que nous faisons n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de misère qu’est devenu Madagascar. »

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Mais toute success story a ses points faibles : que reproche-t-on le plus souvent à Akamasoa ? « Que c’est à cause de nous que les pauvres des villages viennent à Tana. C’est le contraire : c’est pour essayer de fuir la misère des régions rurales qu’ils viennent en ville. Nous aidons les gens de la campagne, nous les soignons, puis nous les encourageons à retourner chez eux. Nous avons rapatrié chaque année plus de cent familles dans toute l’île. On va finir par dire que c’est à cause de moi qu’il y a des pauvres à Madagascar ! Mais il faut ajouter une chose : ces plus de cent familles qui repartent dans leurs villages sont remplacées par cent nouvelles autres familles en quête d’aide. Ce que nous faisons n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de misère qu’est devenu Madagascar. »

A ces attaques verbales ont succédé des attaques physiques et armées, dont la dernière a eu lieu récemment. « On a été attaqué par un commando de douze hommes avec des kalachnikov qui voulaient voler la caisse de l’association. Nos gardiens, hommes et femmes, ont refusé de dire où était ma maison où je garde la caisse. Des gens des alentours, dont des vieilles avec des balais, sont venus pour défendre le village spontanément. Ils sont venus défendre ce qu’ils avaient construit de leurs propres mains. Depuis, il y a des hommes qui gardent nos villages. Je leur dis : ce n’est pas moi que vous protégez mais vos enfants et ce que nous avons réussi à construire ensemble. » Et sa hiérarchie à qui le Père Pedro n’a pas demandé son avis avant de commencer sa mission, comment a-t-elle réagi ? « Elle est très contente qu’un prêtre fasse ce travail. Mon supérieur est venu à Madagascar et a dit que ce que je faisais était tout à fait dans l’esprit de St-Vincent de Paul et que s’il vivait aujourd’hui, il serait à mes côtés, à Madagascar et me dirait : fais ce que tu veux. J’en ai profité et j’ai demandé d’être relevé de la direction du séminaire pour pouvoir me consacrer aux plus pauvres. Cela a été accepté. Par deux fois, la conférence épiscopale de Madagascar est venue visiter la communauté et en repartant on nous a dit : les pauvres nous ont convertis. Ça veut dire que l’ampleur du travail est appréciée à tous les niveaux au point que Akamasoa est même reconnu d’utilité publique. » Et que son fondateur a un statut de patrimoine national malgache et de légende vivante. « On dit que je suis devenu un patrimoine national malgache. Quand je quitte le pays on me demande ou je vais. Je suis plus une espèce de grand frère malgache en dépit de mon teint, de mes yeux et de ma taille. »

Qu’est-ce que ça fait d’être considéré par beaucoup comme une légende vivante ? « C’est surtout beaucoup de travail. Il y a tellement à faire, je suis tellement sollicité par cinquante choses à faire en même temps que je n’ai pas le temps de penser à ça. Quand vous avez sauvé autant d’enfants et que vous les voyez réapprendre à sourire, c’est la plus belle des récompenses. » Avec sa popularité le Père Pedro devrait se présenter à la prochaine élection présidentielle malgache, dont la date est sans cesse renvoyée. « On me l’a déjà dit, plusieurs fois. C’est à mon sens une manière pour les Malgaches de gifler leurs hommes politiques, de leur dire qu’ils ne font pas ce qu’ils devraient faire. » Quel est l’avenir d’Akamasoa ? « Continuer à grandir et à être plus efficaces, plus forts dans les engagements et préparer l’avenir de ces milliers d’enfants qui vivent et grandissent dans nos villages. » Et l’avenir de Madagascar ? « Il existe et nous le prouvons : les Malgaches peuvent s’organiser et faire des choses bien. Les volontaires d’Akamasoa sont une armée de Malgaches qui travaillent pour le bien-être des plus pauvres et, par conséquent, construisent l’avenir de leur pays. » Que souhaite dire cet Argentin qui a passé deux fois plus de temps à Madagascar que dans son pays natal, pour terminer ce portrait ? « Que la pauvreté n’est pas le fruit d’un hasard, mais une triste réalité qui a ses causes et qui peut être vaincue. »

Madagascar en chiffres
Sa population est de 21 millions d’habitants et l’espérance de vie est de 55 ans, environ. 44% de ses habitants sont des enfants de moins de 15 ans, et la moitié d’entre eux sont analphabètes. Madagascar est un des 10 pays les plus pauvres au monde et 80% des Malgaches vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Le salaire minimum est de 20€ par mois (environ Rs 800) et seulement 6% des ménages disposent de l’eau courante.